OS : Engine Trouble.

_____Ninomiya Kazunari était d'excellente humeur ce jour-là. Il avait offert à son petit ami un cadeau qui l'avait fait bondir de joie et s'apprêtait à le gâter une nouvelle fois en lui organisant un anniversaire surprise. De plus, il n'avait pas à se cacher pour l'organiser, ni tout préparer en catimini : le présent qu'il avait fait à son amant était un séjour en camping autour d'un lac. Et dire que Sakurai Sho aimait le camping était un euphémisme ! Il adorait ça. Il avait sauté dans les bras de Kazunari quand celui-ci lui avait montré le contrat et les billets de train pour se rendre au lac. Lui n'était pas parti ; le camping n'était pas sa tasse de thé et puis... l'occasion était trop belle.
_____Cela faisait donc trois jours que Sho était parti, et Kazunari s'occupait à présent de la liste des invités. Alors qu'il allait appeler la troisième et dernière personne, son portable se mit à sonner.

_ Allô ?
« Enfin tu réponds ! C'est Sho ! J'ai essayé de t'appeler, mais la ligne était occupée ! »

_____Kazunari décolla son portable de son oreille et constata qu'en effet, il avait déjà deux appels en absence.

_ Désolé, j'étais au téléphone avec... ma mère !

_____Kazunari se serait bien tapé la tête contre un mur. Pourquoi n'avait-il pas été plus honnête ? Il était plus courant qu'il appelle ses amis et ceux de Sho plutôt que ses parents ! Mais son petit ami ne releva pas, sans doute n'y fit-il pas attention. Il était beaucoup trop enjoué pour cela.

« Quoi qu'il en soit, j'ai une proposition à te faire ! Dans deux heures, nous allons prendre un avion et nous allons faire le tour du lac. Une des personnes du camping s'est désistée. Ça ne te dirait pas de venir à sa place ? »

_____Kazunari manqua de s'étouffer. Il ne pouvait tout simplement pas y aller, il avait encore tant de choses à préparer ! Il allait devoir trouver une excuse valable.

_ Je suis désolé Sho mais je ne peux pas... Ma mère vient cette après-midi et...

_____Il continua alors d'expliquer tout le programme imaginaire qu'il avait prévu avec sa mère, tout en se maudissant intérieurement de ne pas trouver mieux et de faire une lubie sur sa pauvre génitrice. Kazunari n'eut pas besoin de voir Sho pour comprendre à quel point il était déçu. Cela s'entendait au son de sa voix. Il mit de côté tous les remords qu'il ressentait (après tout, il avait blessé son amant la semaine de son anniversaire) et se promit de faire tous les efforts possibles et inimaginables pour organiser une fête géniale. Lorsqu'ils raccrochèrent tous deux de concert, Kazunari fixa quelques secondes son téléphone d'un air perdu. Avait-il vraiment bien fait de refuser ? Il n'eut la réponse que deux jours plus tard.
_____Effectivement, deux jours plus tard, ses trois meilleurs amis (qui étaient en réalité, à la base, ceux de Sho et ses invités pour l'anniversaire surprise) entrèrent chez lui avec grand fracas, tandis qu'il était en train de passer une commande chez le boulanger, pour le gâteau d'anniversaire. Ceux-ci n'eurent pas besoin de parler, juste de brandir une page de journal froissée, preuve de leur course pour venir chez Kazunari ou signe de leur émoi. Lorsque Kazunari lut les gros titres du journal, son choc fut tellement grand qu'il en lâcha le portable qu'il tenait dans les mains. Ses amis eurent alors la confirmation de leurs doutes. L'article de journal « Eaux troubles pour le lac Shinai » parlait bel et bien du lac autour duquel Sho avait été faire du camping et l'avion qui avait fini sa course dans ce même lac était effectivement celui que Sho avait pris. L'article parlait de survivants blessés et de morts, sans préciser les noms. C'était comme si l'on voulait leur cacher la vérité. Kazunari s'empara brutalement du journal et il parcourut les lignes de l'article en question avec frénésie. Lorsqu'il trouva enfin le nom de l'hôpital dans lequel les accidentés avaient été emmenés, ainsi que le numéro du lieu, il se saisit de son portable avec une vigueur presque furieuse. Ses doigts tremblaient, mais il refusa toute aide pour composer le numéro. De toute façon, les trois amis qui lui faisaient face n'étaient sans doute pas dans un meilleur état que lui. Trois sonneries retentirent avant qu'il ne tombe sur l'accueil. Il eut du mal à parler, parce que son esprit n'avait qu'une chose en tête : Sho. On lui passa un médecin. Et avant même d'entendre la voix du spécialiste, il sut que tout était terminé. Après tout, l'hôtesse d'accueil devait savoir si Sho était à la morgue ou dans une salle de soin. Et quand bien même son petit ami était dans le service des grands blessés, entre la vie et la mort, elle lui aurait dit, ne serait-ce que pour le rassurer un court instant. Il était logique qu'elle lui ait passé le médecin pour que celui-ci lui explique les causes de la mort parce que les médecins ont ce rôle douloureux. Et tout son raisonnement, aussi triste soit-il, se révéla d'une affreuse exactitude. Le médecin lui avoua tout : La perte subite de contrôle de l'avion, puis l'explosion du moteur qui avait arraché la partie avant de l'appareil. La course qui s'était terminée dans le lac, relativement près de la berge, ce qui avait empêché à l'avion de sombrer dans les profondeurs de l'eau et qui avait permis à la quasi-totalité des voyageurs de s'extirper de l'engin par sa nouvelle sortie et de rejoindre la rive, y compris les blessés légers. Sho qui avait failli mourir noyé : lors de l'explosion, un débris s'était enfoncé dans la chair de son ventre et l'avait presque cloué à son siège. Il avait eu du mal à le retirer et était au bord de l'asphyxie quand sa tête avait émergé à la surface. Lui qui avait rejoint la berge tant bien que mal, sa blessure saignant abondamment. Sho qui s'était allongé sur la plage, son hémorragie toujours plus importante et qui avait attendu les secours. Les secours qui étaient arrivés trop tard et qui avaient été forcés de constater son décès.
_____Les trois amis présents dans la pièce se tinrent les mains, en un soutien muet. Kazunari, lui, refusa tout contact. Son monde, pire, son univers venait de s'écrouler. Les larmes jaillirent de ses yeux sans prévenir et il ne comprenait pas pourquoi il pleurait. Après tout... Ça n'était pas possible. Sho ne pouvait pas être... Et comme pour essayer de le ramener à la raison, son corps lui renvoya des images de ses moments passés avec Sho. Pas grand chose, juste des bribes de souvenirs. Eux deux riant, s'embrassant, se regardant, se faisant une promesse quelconque...



_____Ninomiya Kazunari fit un bond prodigieux dans son lit. Sa respiration était saccadée et les battements de son cœur, effrénés. Il venait de faire un cauchemar. Encore. Toujours le même. Un cauchemar qui avait vraiment eu lieu, quelques semaines plus tôt.
_____Sa vue se brouilla, comme à chaque fois. Et comme les fois précédentes, il se demanda comment est-ce qu'il pouvait encore pleurer, au vu de toutes les larmes qu'il avait déjà versées. Son corps fut pris d'un violent frisson suivi de tremblements. Il voulut mettre sa tête dans ses mains, pour se calmer, mais son imagination lui joua un mauvais tour : il vit ses mains couvertes de sang. Comme si... il était le coupable. Comme si c'était lui, qui avait tué Sho...
_____Pris d'une peine mélangée à une fureur sans nom, il rejeta la couverture qui le couvrait encore durant son sommeil agité et voulut se lever. Aller à la fenêtre, prendre l'air. Mais à peine se retrouva-t-il debout sur ses deux jambes que le sol se déroba sous lui. Il s'écroula lamentablement à genoux. Il fut soudain pris de nausée et il eut un haut-le-cœur. Son corps se courba brutalement en avant et il plaqua ses mains sur le plancher pour ne pas tomber. Ses larmes se frayèrent un chemin hors de ses yeux, tracèrent un sillon mouillé sur ses joues et achevèrent leur course sur le sol. Ses bras ne supportèrent pas plus longtemps son poids et le forcèrent à se coucher à terre. Ses sanglots agitaient son corps de spasmes tandis qu'il se recroquevillait sur lui-même tout en répétant, comme une litanie, ou une prière, que « ça n'était pas vrai ».
_____Lorsque Kazunari se réveilla quelques heures plus tard, non seulement il se sentait mal mentalement (mais ça faisait des semaines que son cœur était serré à l'en faire crever) mais dormir sur le plancher l'avait achevé physiquement. C'est donc avec un corps courbaturé au possible qu'il tenta de se relever. Il y parvint, mais avec difficulté. Une fois debout, il se sentit très las. Qu'allait-il faire de cette journée encore ? Se lamenter ? Tourner en rond ? Culpabiliser à s'en rendre malade ? Depuis la mort de Sho, il ne sortait plus et refuser de voir du monde. Il se sentait trop coupable. De quoi ? De ne pas être mort avec son petit ami. D'avoir obtenu de la vie quelques années supplémentaires. De les avoir privés de quelques instants de bonheur. Depuis ce jour, c'était une partie de lui, qui était morte avec Sho. Son cœur et son âme. Il ne restait plus de lui qu'un corps rattaché à la vie par quelques fils...
_____Kazunari eut alors une idée. Une idée qui l'apaiserait. Définitivement. L'idée de se servir de ciseaux et de ne plus être un vulgaire pantin. Néanmoins, il avait quelques détails à régler avant de fermer les yeux pour un sommeil enfin tranquille. Un sommeil où Sho ne serait plus le sujet de ses cauchemars mais de ses rêves.
_____Il ouvrit les portes de sa penderie et y décrocha le costume que ses meilleurs amis lui avaient offert pour l'enterrement de Sho. Il le revêtit et fit face à son reflet dans la glace. Le Kazunari qu'il voyait dans le miroir ne ressemblait en rien à celui qu'il avait vu aux côtés de Sho. Il avait maigri, considérablement. Ses joues étaient creuses. Ses yeux étaient soulignés par des cernes gigantesques et semblaient ternes. Son visage était marqué par la haine. Une haine indestructible contre lui-même, contre les autres. Une haine qui jaillissait sans qu'il ne puisse la contrôler. Il en avait eu la preuve lors de l'enterrement. N'était-il pas devenu hystérique à la vue des survivants du crash aérien qui étaient venus rendre un dernier hommage à un homme qu'ils n'avaient pas eu le temps de connaître ? Ne les avait-il pas traités d'hypocrites ? N'avait-il pas dû être ceinturé par ses meilleurs amis ? Si. Il contenait toute cette rage en lui. Il devait s'en débarrasser. Ce n'était pas pour les autres. C'était pour Sho. Lui n'aurait jamais accepté que Kazunari devienne comme ça. Mais puisque ce dernier ne pouvait s'en empêcher, il n'y avait qu'un seul moyen de remédier à cela. Qu'il disparaisse.
_____Kazunari prit son téléphone portable et composa un numéro qu'il connaissait par cœur. Celui de Sho. Il tomba immédiatement sur le répondeur.

« Sho. C'est Kazunari. »

_____Il racla sa gorge. Sa voix était enrouée. Peut-être à cause de l'émotion.

« Je... S'il te plaît, ne pense pas que je suis fou. Je sais que tu es... Ce n'est pas parce que je n'arrive pas à le dire que je ne me suis pas fait à l'idée. Je t'appelais juste pour te dire à quel point je t'aimais. À quel point je t'aime. Je voulais te dire maintenant tout ce que je ressentais. C'est égoïste, je sais. Mais avant de te rejoindre, j'avais besoin de vider mon sac. De partir l'esprit tranquille. Et je sais qu'une fois face à face, je n'aurais pas eu le courage de te dire tout ce que je vais te dire. Parce que je sais qu'on va se revoir... dans ce que les gens appellent « l'au-delà ».
Depuis que tu es... parti, rien ne va plus. Je me sens mal parce que j'ai l'impression, et la certitude, que c'est de ma faute. Que si je ne t'avais pas offert ce séjour, tu serais encore à mes côtés. Ou... que si j'étais venu avec toi, je serais à tes côtés. J'ai l'impression que je meurs à petit feu. Que je pourris de l'intérieur. »

_____Kazunari claqua la porte de son appartement. C'était la première fois depuis des semaines qu'il le quittait. Il gravit lentement les escaliers menant aux étages supérieurs.

« J'en veux à tout et tout le monde. Surtout à moi. Et... peut-être à toi. Sûrement. De m'avoir laissé. Je suis stupide, hein ? »

_____Il arriva alors sur le toit de son immeuble. La soudaine lueur du soleil le fit cligner plusieurs fois des yeux, faisant dévaler sur ses joues les larmes qu'il essayait désespérément de ravaler.

« J'ai essayé d'aller mieux. Nos amis ont essayé de me redonner le sourire. Mais je n'ai pas su stopper la progression de mon pourrissement. Ta... »

_____Kazunari était derrière le grillage de sécurité. Il le gravit avec une facilité déconcertante, malgré son corps douloureux. Il prit une grande inspiration. Pour deux raisons : le vide qui s'étalait devant lui, et le mot qu'il allait employer.

« … mort agit comme un poison sur moi. Un poison sans antidote, apparemment.
En fait, je voulais te dire une dernière fois au-revoir, de mon vivant, avant de te dire à nouveau bonjour, de ma mort. Ma mort qui, tu le remarqueras, a quelques points communs avec la tienne. Tout d'abord parce qu'ils ont dit que l'avion s'était écrasé pour cause de « problèmes de moteur ». C'est pareil pour moi. Je suis mort parce que mon moteur, mon cœur, est détraqué depuis ce fameux jour. Et aussi parce que, comme toi, j'aurais connu la sensation de vide, de chute avant de sombrer définitivement.
Maintenant que je t'ai bien embêté avec mes confessions égoïstes, j'espère que je n'ai pas fait tout ça pour rien. Que tu veilles sur moi et que tu as tout entendu. Que si jamais tu m'en voulais pour les mêmes raisons qui font que moi, je m'en veux, tu as su me pardonner et que dorénavant, tu m'attends, pour qu'on continue notre route ensemble.
Je t'appelais juste pour te dire une dernière fois de mon vivant à quel point je t'aime. Je... »

_____Kazunari leva inconsciemment les yeux vers le ciel. Il interrompit la phrase qu'il s'apprêtait à prononcer tant le choc de la vision, son réalisme surtout, était grand. Il avait l'impression de voir un avion traverser le ciel. Un avion sur le point de s'écraser. La partie avant de l'appareil était en feu. Soudain, il entendit des cris, et pas n'importe lesquels. Il entendit ceux de Sho. Des cris de souffrance, d'agonie. Il plaqua ses deux mains sur ses oreilles. Cependant, à défaut de ne pas avoir de son, il eut les images. Devant ses yeux apparut l'intérieur de l'appareil, le moteur avait déjà explosé. Sho était en première place et ses vêtements étaient couverts de sang. L'avion était en déséquilibre total et dès que celui-ci penchait sur la gauche, la tête de Sho heurtait violemment la paroi. Kazunari voyait son petit ami hurler et se débattre. Il le voyait appuyer de toutes ses forces ses mains contre la paroi pour ne pas risquer de s'assommer après un énième coup. Pour avoir une chance de survivre. La dernière chose que Kazunari vit, fut que Sho hurla son prénom. Après, ce fut le trou noir.
_____Le corps de Kazunari bascula soudain dans le vide. Peut-être était-ce intentionnel, car il n'avait plus la force de continuer à parler. Peut-être était-ce dû à une perte d'équilibre. Ou peut-être était-ce tout simplement Sho qui avait sollicité la force du vent pour pousser son amant afin d'abréger leur souffrance commune d'être séparés l'un de l'autre.